Victor Hugo

A un ouvrier poëte.
Paris, 3 octobre 1837.

Soyez fier de votre titre d’ouvrier. Nous sommes tous des ouvriers, y compris Dieu, et chez vous la pensée travaille encore plus que la main. La généreuse classe à laquelle vous appartenez a de grandes destinées, mais il faut qu’elle laisse mûrir le fruit, il faut qu’elle soit patiente et résignée, car la providence ne donne pas à la fois tout à tous, et la providence sait ce qu’elle fait. Que cette classe, si noble et si utile, évite ce qui abrutit et cherche ce qui agrandit; qu’elle cherche les motifs d’aimer plutôt que les prétextes de haïr; qu'elle apprenne à respecter la femme et l'enfant; qu'elle lise et qu’elle étudie aux heures de loisir; qu'elle développe son intelligence, elle amènera son avènement. Je l’ai dit quelque part, et c’est ma pensée: le jour où le peuple sera intelligent, alors seulement il sera souverain. En d’autres termes, c’est la civilisation qui est le fait souverain. Tantôt elle règne par un seul, comme les papes ont régné; tantôt par plusieurs, comme les sénats ont régné; tantôt par tous, comme le peuple régnera. En attendant que la démocratie soit légitime, la monarchie l’est. C’est le même besoin de l’humanité, l’état de société, diversement organisé, et diversement satisfait. Patience donc. Aimons et comprenons ce qui est, pour être dignes d’être un jour à notre tour. Que le peuple travaille, nous travaillons tous. Qu’il nous aime, nous l’aimons. Qu’il ne secoue pas sans cesse la jeune plante à peine ensemencée, s’il veut avoir un jour de l’ombre et des fruits. D’un présent tourmenté et malade, l'avenir ne peut pas naître bon, beau et bien conformé. Je suis sûr, monsieur, que toutes ces idées sont les vôtres. Faites-les pénétrer dans le peuple dont vous êtes, par l’intelligence, un des chefs naturels. Au lieu de vous remercier simplement de vos excellents vers si flatteurs pour moi, je me suis laissé aller à cette causerie sérieuse. Vous la prendrez, je pense, comme je vous l’offre, pour une marque d’estime et de sympathie.

Correspondance 1836-1882 Paris Calmann Lévy, éditeur –1898- p.7.

__________________________
Voir ce site.